Chronique 5 - Popsicle

Chronique de Pierre Foglia publiée dans La Presse, mercredi, 3 février 1988. Sujet : Les manipulateurs d'âmes. Thème : Les cours de croissance personnelle. Source : Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

CHRONIQUES DE PIERRE FOGLIA

Pierre Foglia

8/22/20257 min read

   On a d'abord vu, dans cette série, les nouilles de la pop psy. Celles qui donnent le plus joyeusement dans le flux existentiel, comme Écoute ton corps. Ensuite on a vu les durs. Ceux qui vont jouer dans l'âme des gens avec un fouet. Sylva Bergeron et surtout The Forum.

   Aujourd'hui, avec l’IDP (l’Institut du développement de la personne) - le dernier des groupes de croissance que j'ai fréquentés -, on va parler d'une pop psy, ni dure, ni nouille. Une pop psy sucrée. Une popsicle.

   C'est pas la saison mais rappelez-vous, un popsicle… vaguement doucereux, pas beaucoup de goût. Et quand on a fini de lécher le sucré, qu'est-ce qui reste ? C'est ça, un bâton.

   C'est exactement ce qu'est l'Institut du développement de la personne : un peu de sucré autour d'un bâton.

   L'atelier auquel j'ai assisté qui s'appelle « Éveil de soi » commence le jeudi pour se terminer le dimanche soir. Ça se passe dans une ancienne école du côté du marché Jean-Talon.

   La mécanique est la même que dans tous les autres ateliers de croissance. Isolement du monde extérieur, journée interminable et, surtout, l'insidieuse « installation » de la relation d'absolue dépendance entre la masse molle et consentante des participants et un meneur, ici une meneuse de jeu, très forte.

   C'est fascinant de voir comment se tisse cette relation de dépendance. C'est comme manger du hasch. Tu gèles pas tout de suite, ça prend le temps de passer dans la digestion, souvent même t'oublies que t'en as mangé…

   À un moment donné, ça faisait une heure et demie que la meneuse de jeu parlait, elle s'arrête brusquement et nous dit : « Savez, vous n'êtes pas obligé de me croire ! »… Sauf que ça fait une heure et demie qu'elle parle avec l'impérative assurance de ceux qui « savent ». Qu'elle parle de trucs dont les gens ne savent rien justement, ou pas grand-chose. C'est bien évident qu'ils la croient jusqu'au trognon. Ils sont venus et ils ont payé pour cela : pour croire. Et en plus, maintenant, voilà ils croient qu'ils ne sont pas obligés de croire ! La boucle est bouclée. Sont faits. Sont gelés raide.

   Ce n'est pas une technique particulière à l'IDP. Et au moins, à l'IDP, cela se fait avec civilité et douceur. Du moins les deux premiers jours.

   Nous étions 104 participants. Petite bourgeoisie bien propre. Scolarisée au-dessus de la moyenne. On se serait cru à une assemblée du PQ il y a 10 ans. Il y avait là un peu de tout, du cadre supérieur et de l'esthéticienne, de l'homme d'affaires beauceron et du travailleur social, de l'étudiant de cégep avec sa sœur et sa maman, de la coiffeuse de Mont-Laurier, de l'avocate et du commerçant. Bref du monde « normal », rassurant.

   Annie Marquier, la meneuse de jeu, est aussi la grande boss de l'IDP. Charmeuse bien sûr, c'est son métier. Une super animatrice.

   Au début, platement théorique, l'atelier a fait de plus en plus de place à des « exercices », des jeux de société. Au jeu de la séduction, on devait se choisir un partenaire. Au jeu suivant, on nous a remis douze étiquettes identifiant des défauts ou des qualités qu'il a fallu coller sur les gens, à la tête du client. Mon pull a tout de suite été rouge d'étiquettes négatives (les positives étaient bleues). Je n'ai pas trop su quoi penser de cette réprobation que je n'avais pas encore méritée et à tout hasard, je me suis vengé en pissant dans le grand pot de tisane que l’on servait à la pause.

  Soyons sérieux. Il y a eu aussi des méditations et des visualisations parfois assez remuantes pour que circulent les boîtes de Kleenex. Tous ces « partages » accomplis sur une base volontaire. Sans aucune pression. Bref, une atmosphère détendue. Le style Californie, fin des années 1960, le style « Je t'aime ô toi mon frère en l'univers et je reçois tes bonnes vibrations cinq sur cinq ». Techniques sautillantes, massages, danse, youpilaye mon vieux et swing les blocages dans la boîte à moi.

   Seuls sujets d'agacement : la musique et les applaudissements. La musique, c'était l'hymne de Rocky qui, à chaque fin de pause, ramenait l'animatrice sur l'estrade dans un grand frémissement narcissique. Quant aux applaudissements, j'ai calculé que dans la journée du vendredi, on avait applaudi 71 fois. C'est dur sur le moral quand on croit plutôt, comme moi, aux vertus du coup de pied au cul.

  Cela dit, rien d’irrémédiablement ridicule ou de malsain, comme j'avais vu partout ailleurs. Mieux encore, on acceptait, me semblait-il la critique. J'avais fait deux ou trois interventions résolument dissidentes, autant par conviction que pour mesurer la sérénité de l'animatrice, et, de fait, la mère Marquier avait reçu mes observations avec un aimable détachement. En ayant l'air de dire que mon Dieu, c'était bien mon droit de ne pas penser comme elle.

   Ciel, me dis-je, comme ça, ça existe pour vrai des cours de croissance ou l'attitude critique n'est pas considérée comme contraire à l'éveil de l'individu. J'étais très impressionné.

   Ce que je peux être con des fois ! C'était le vendredi soir. Le samedi matin, la mère Marquier me convoquait à son bureau. Et me crissait dehors !

   Elle m'avait identifié la veille. Des participants aussi, paraît-il, qui seraient allés lui dire leur crainte de retrouver leurs « partages » dans La Presse. Foutaises. Si elle l'avait voulu, Mme Marquier, aurait très bien pu faire accepter ma présence au groupe. Elle leur a bien fait avaler qu'on filme l'atelier d'un bout à l’autre pour en faire un vidéo… De toute façon, rien ne dit que d'autres journalistes, moins repérables que moi, n'iront pas espionner les prochains ateliers de l’IDP…

   Bref, Mme Marquier m'a rejeté pour la même raison qu'on m'a rejeté chez Sylva Bergeron : parce que je n'embarquais pas. Ces thérapies posent un préalable incontournable : devenir disciple d'abord. Après on verra. Ou plutôt après on ne voit plus rien.

   Il y avait aussi que, le samedi matin, il ne restait plus que le bâton du popsicle. Finis les jeux de société. On entrait dans le vide de la conscience universelle.

   Mme Marquier me tenait sûrement pas à ce que j'assiste à la cérémonie funèbre du samedi après-midi, au cours de laquelle les participants enterrent leur égo. Cérémonie qui tient de la messe noire et du grand guignol : dans une pièce sombre, des assistants tout en blanc veillent un comparse qui fait le mort dans un cercueil. Les participants doivent lancer sur le faux mort un papier sur lequel ils ont tracé, en quelques lignes, le bilan de leur vie. Ils jettent aussi un autre papier sur lequel ils ont noté 45 vilaines choses qui se trouvaient dans leur mental inférieur…

   Question : Qu'est-ce que le mental inférieur ? Est-ce l'autre nom de Réjean Tremblay ?

   Réponse : Non, le mental inférieur est le mental qui se trouve sous le mental supérieur.

   Question : Comment passe-t-on du mental inférieur au mental supérieur ?

   Réponse : C'est très simple, en s'inscrivant à quelques-uns des 21 ateliers qu’offre l'Institut de développement de la personne. (Avertissement : ne parlez pas du mental inférieur hors de l'IDP. Personne n'en a jamais entendu parler. C'est une invention brevetée de Mme Marquier).

   Un participant avec lequel je suis resté en contact soutient que l’interminable et insistant racolage que Mme Marquier a fait le samedi pour ses autres cours l'avait beaucoup plus indisposé que l'enterrement de l’égo.

   Des ateliers sur la communication, sur la prospérité, sur le bonheur et d'autres qui laissent songeur. Comme celui qui s’adresse spécialement aux enfants « pour leur offrir des outils sûrs et efficaces basés sur les plus récentes découvertes psychologiques en apprentissage et communication »…

   On y est, au bâton du popsicle. Finalement, le sucré n'était là que pour donner bonne bouche. Et cette aimable Mme Marquier ne fait pas, comme elle le laisse croire, le commerce de la croissance personnelle. Mme Marquier est chargée de mission : rassembler les élus, les croisés qui sauveront l’univers.

   Mme Marquier pratique une religion qui mêle plaisamment la science à l'intuition et l'hindouisme à Freud. Pour le reste, on s'y reconnaît mieux, c'est la bonne vieille dualité judéo-chrétienne resservie dans un nouveau vocabulaire, le bien et le mal devenant le mental inférieur et le mental supérieur. Le monde de Mme Marquier est lui aussi divisé en deux. D'un bord, quelques centaines d'élus TRANSFORMÉS par la grâce des ateliers de l'IDP. De l'autre, quatre milliards de cloportes vivant dans l'ignorance et dans l'obscurité. On n’aura heureusement pas à les convertir un par un. La vérité leur parviendra à un moment donné grâce aux champs morphogénétiques d'information. Qu'est-ce que c'est ça ? C'est plus ou moins de la transmission de pensée…

   (Grand Oudini, si tu devines ce qu'il y a dans mon panier, je t'en donne une grappe. Du raisin !, répondit alors le grand Oudini, qui était un fin-finaud. Et le monde ébahi de s'écrier : ce que c'est beau tout de même, les champs morphogénétiques d’information…)

   Pour revenir à la religion de Mme Marquier, elle peut bien croire à ce qu'elle veut sauf qu'elle devrait le dire que son but dans la vie c'est de former des disciples, « cette fameuse masse positive » qui va transformer l'univers à mettant fin aux guerres, à la famine, à la pollution et au cancer. Elle devrait le dire clairement pour qu'on sache qu'elle n'est pas animatrice de cours de croissance, mais grande prêtresse d'une secte. Ce qui est encore son droit. Comme c'est aussi le droit des maîtres des écoles publiques d'aller recevoir son enseignement.

   Mais comme c'est aussi le droit des parents de ne pas vouloir que leurs enfants soient « transformés » selon des lois de cette religion de l'univers qui prône, entre autres, la démobilisation sociale (les syndicats, les groupes de pression, les corps intermédiaires ne servent à rien puisque tu es le seul responsable de tout ce qui t’arrive…)

   C'est aussi mon droit d'avoir des frissons quand je lis, au babillard de l'institut du développement de la personne, cette petite annonce : « Gardienne transformée, cherche enfants transformables ». Il y a un numéro de téléphone et c'est signé Jeanne.

   Enfants transformables ?

   DEMAIN : Et pourtant, ça marche