Chronique 4 - Les fanatiques de la réussite

Chronique de Pierre Foglia publiée dans La Presse, mardi, 2 février 1988. Sujet : Les manipulateurs d'âmes. Thème : Les cours de croissance personnelle. Source : Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

CHRONIQUES DE PIERRE FOGLIA

Pierre Foglia

8/22/20258 min read

   On ne rira pas aujourd'hui. Mais il n'est pas interdit de pleurer. Avec The Forum, on quitte l'aimable folklore de la pop psy pour entrer dans le champ des thérapies dures. Très dures.

   À The Forum, pas d'indigence intellectuelle, pas de moniteurs avec une sixième année faible. Des manipulateurs experts, intelligents, bien formés (généralement en Californie), rompus aux techniques les plus efficaces. Ici on ne lave pas les cerveaux. On les décape.

   The Forum est plus connu sous le nom de EST, pour Ehrardt Seminar Training. Fondé en Californie en 1971 par Jack Rosenberg, allias Werner Ehrardt. EST est maintenant une multinationale de la thérapie transpersonnelle, avec des antennes en Allemagne, au Japon, en Grande-Bretagne, en Israël, au Canada.

   Pour les fins de ce reportage, je me serais prêté à n'importe quelle folie, n'importe quelle technique, y compris le rebirth. Mais pas avec de The Forum. Pas question.

   Peur ? Oui, madame, la peur ne m'a pas lâché de la soirée de présentation à laquelle j'ai assisté (« a special evening to introduce The Forum »). Et c'est drôle, je me disais que l'année dernière à cette époque-ci, j'étais à Beyrouth-Ouest où je n'ai pas freaké une seconde, alors qu’ici, dans ma ville, au Ramada Inn sur la rue Guy, j'avais le ventre noué par une sale petite angoisse…

   L'impression d'avancer sur une planche pourrie. Quelque chose d’artificiel, de malsain dans l'accueil. Cette béatitude sur les visages, cette manière de marcher sans porter à terre. L'air était plein d'un bonheur obligatoire, obscène.

   Ajoutant au malaise, tous ces prénoms épinglés : Alain, Louise, Claudette, Jean-Pierre, Robert, etc., une très large majorité de francophones parlant entre eux un anglais souvent aussi approximatif que le mien. Parce que l'anglais est la langue obligatoire à The Forum.

   La soirée commençait par un contact avec les « finissants » de la promotion précédente qui en était à leur dernier cours. Le meneur de jeu s'appelait Serge Brisson. Il rayonnait d'élégance, d’assurance, d’aisance. Tout à fait le mannequin qu’on s’attend à trouver dans la vitrine d’un marchand de bonheur et de réussite.

   Pour l'édification des nouveaux, les anciens se sont mis à parler des extraordinaires bienfaits de la thérapie qu'il venait de suivre durant deux week-ends intensifs. Témoignages euphoriques en même tant que stéréotypés. Témoignages sous influence. J'avais en tête le commercial de Tylenol, révisé pour la circonstance : « Oui, j'ai essayé la lobotomie et c’est merveilleux, je n'ai plus du tout mal à la tête »…

   On est tellement sûr de soi à The Forum qu'on garantit les résultats. Sauf que c'est quoi le résultat d'une thérapie ? Si c'est de ne plus être comme avant, effectivement The Forum obtient des résultats dans presque 100 % des cas.

   Après deux fins de semaine de lavage de cerveau intensif, des changements surviennent effectivement, surtout en ce sens qu'on observe de grandes similitudes de comportement chez les transformés, comme si on avait remoulé leur cerveau dans la même matrice. Cet air de famille (cet air de secte) vient de ce que les nouveaux hommes de The Forum sont tous habités de la même exclusive obsession : réussir.

   Mais c'est très bien ça, la réussite, direz-vous. C'est ce que croient aussi tous les hommes d'affaires, les commerçants, les chefs d'entreprise et les professionnels qui forment le gros de la clientèle de The Forum. Ils flashent le mot « réussite », viennent chercher une recette magique, et ils ne seront pas déçus, The Forum leur en donnera une. Simple et claire : « Pour réussir, il faut S’ENGAGER TOTALEMENT ».

   Cet engagement absolu est l'essentiel de la philosophie de The Forum. Sauf que « engagement absolu » c'est aussi la définition du fanatisme.

   The Forum forme des FANATIQUES de la réussite.

   Et c'est bien « fanatique » que je veux dire. Avec ce que cela suppose, de zèle excessif et de délire inspiré. Fanatiques exactement au sens des » hezbollahs » de Khomeiny. Au sens de « intégristes » de Dieu. Ici, au lieu de dieu Allah, c'est dieu réussite.

   Dieu réussite que l'on interpelle d’ailleurs avec des prières incantatoires comme les autres dieux. Une fille que je connais a trouvé sous l'oreiller de son chum occasionnel, frais émoulu de The Forum, un poème à l'argent qui allait comme ceci : « Argent mon bel argent viens à moi, je te veux, je t’aime", etc. (De fait, l'incantation est une technique que privilégie The Forum).

   L'argent n'a pas d'odeur, la réussite, non plus. Le fanatisme oui : il sent le pourri de l’âme.

   Comment se passe ce changement spectaculaire en deux fins de semaine ? Bien sûr, se contenter d'énoncer que pour réussir il faut s'engager totalement ne mènerait pas très loin. L’art c'est d’entrer cette notion, cette information, cette cassette d'engagement total dans le cerveau-ordinateur des participants. L’art c'est la programmation.

   Une précision ici. Je n'ai pas pris le cours. Je ne suis pas allé plus loin que la soirée d'information. Ce que je vais raconter maintenant, je le tiens d'une source que je ne peux pas nommer pour l'instant, mais qui sera bientôt publique. Il s'agit d'une observatrice qui a fait le trip de The Forum, l'été dernier, dans une démarche à peu près semblable à la mienne, dans cette série.

   Or donc, voici comment ça se passe… Et d'abord une vue d'ensemble : environ 125 participants, dans le salon d'un grand hôtel. Un seul animateur, autoritaire, puissant, tyranique. Dieu le père. Il est assisté d'une trentaine de volontaires, des anciens, qui se tiennent en retrait. À la fois flics et domestiques.

   La notion d'engagement absolue apparaît dès les premiers instants alors qu'on exige des participants de s'engager à ne pas quitter le cours avant la fin. De s'engager à ce que leur voisin (!) ne le quitte pas non plus. De s'engager aussi à ne pas prendre de notes, à ne rien enregistrer, à ne rien raconter à l'extérieur. De plus, chaque participant doit se choisir un engagement personnel, un but à atteindre après le cours. Il n'y a pas de limite, mais bien sûr, c'est le rêve de fortune et de puissance qui revient le plus souvent.

   So what, direz-vous, ce sont-là des engagements pris pour faire plaisir à l'animateur… Vous n'avez pas compris.

   Par leur rappel constant, ces engagements absolus prennent rapidement une très grande importance, et finalement deviennent la seule réalité qui compte. Il faut comprendre que les participants sont coupés du monde extérieur, qu’ils sont épuisés physiquement et très secoués émotivement. Les journées commencent à 9h, finissent à minuit. Entre-temps, l'animateur ne leur laisse pas une minute de répit. Il leur rentre dedans de plus en plus violemment, les bouscule de plus en plus méchamment. Injure : « T’es bien imbécile ! » Méprisant : « Mon pauvre ami ta vie est un échec total ! » Vicieux : « T'es sûr que tes enfants ne se droguent pas ? » Collectif : « Bande de victimes, réveillez-vous! »

   Plus l'intervention du participant est « critique », plus le coup de fouet est cinglant. Note de l'observatrice : une femme demande pourquoi The Forum ne donne pas le cours en français puisque tant de francophones le prennent. Réponse de l’animateur :

   – Pas encore cette histoire-là ! T'es une fasciste (!!!), c'est à cause de gens comme toi que la Sun Life a déménagé son siège social.

   Souvent les participants craquent. S’écroulent. Sanglotent. Ils vont découvrir aussi, à la fin du premier week-end, qu’ils sont espionnés, que dans les groupes qu'ils forment pour les intermissions et les repas, il y a un espion.

   Petit à petit les défenses tombent. Épuisés, manipulés, les participants capotent hors du réel. Dans le vide des cerveaux, l'engagement absolu peut alors s'installer en maître impératif. Mission accomplie.

   Fuir ? Presque impossible. À cause de l'engagement pris. Il y a aussi l'autre qui s'est engagé à ne pas vous laisser partir. Note de l'observatrice : « J'ai vu un médecin hurler à son compagnon qui voulait abandonner qu’il lui faudrait pour cela passer over my dead body ». Quand cela ne suffit pas, il y a les assistants à la porte, très rompus aux techniques de culpabilisation : « Ah ! C'est comme ça que tu fonctionnes ? Quand ça va pas comme tu veux, tu te sauves ? Une fois dans ta vie, essaie donc de rester là, même si ça fait mal… »

   Et toujours le rappel des engagements. Comme une litanie.

   Des engagements qui ne sont pas tous de pure croissance personnelle, d'ailleurs. Quelques-uns visent seulement la croissance de The Forum. C'est ainsi que les participants doivent s'engager absolument à parler de The Forum à l'extérieur. S'engager à amener au moins une personne à la soirée d’information…

   Spiritualité et marketing sont indissociables à The Forum. Par exemple, l'animateur va expliquer que la liberté, la vraie, c’est faire avec plaisir ce qu'on a pas envie de faire. Et sans transition ou presque, il annonce les dates d'un autre séminaire et presse les participants de s’y inscrire. Les contrats sont même déjà tout prêt ! Reste plus qu'à signer. Vous hésitez ? Vous êtes idiot ou quoi, on vient de vous le dire, la liberté c'est de faire ce qu'on n’a pas envie de faire. Allez, allez, signez. Et avec plaisir s'il vous plaît…

   Gros, dites-vous ? Quand ça fait seize heures que vous êtes assis sur la même chaise, et vous faire rentrer dedans, à vous faire dire que la méfiance est un bien vilain défaut qui vous empêche de réussir dans la vie, vous êtes prêt à faire confiance à n'importe qui…

   Ce qui a laissé encore plus perplexe l’observatrice, c'est le jeu qu'on a imposé aux participants à la fin du premier week-end. On leur a fait fermer les yeux et demandé d'imaginer qu'ils avaient très peur de leur voisin de droite, puis de celui de gauche, puis de celui de devant et finalement de toute la salle. Ensuite, l'animateur leur fait remarquer que pendant qu'ils avaient peur de tout le monde, tout le monde avait aussi peur d’eux : d'où la morale guerrière de l'exercice : au lieu d'avoir peur du monde, faites donc peur au monde !

   Attendez, c'est pas tout. Avant de les laisser partir chez eux, l'animateur leur a donné, comme devoir, pour toute la semaine, de faire peur aux gens. Par exemple, en les regardant dans les yeux dans le métro, en adoptant des attitudes confrontantes…

   Sympathique, non ?

   Seigneur que j'aimerais donc tomber sur un de ces zigotos dans le métro ! Un petit homme en affaires qui me regarderait dans les yeux, mon rêve ! Je me vois d'ici me pencher à son oreille : « Êtes-vous libre ce soir ? Habitez-vous encore chez vos parents ? Tu s… tu ?

   Vous allez voir qu'on va dire que je suis plein de mauvaise énergie. Et ce ne sera pas tout à fait faux. Il y a effectivement de ces jours où j’ai très envie de prendre un fusil…

   Demain : La manière douce de l'IDP.