Chronique 3 - Le dressage de la bête

Chronique de Pierre Foglia publiée dans La Presse, lundi, 1er février 1988. Sujet : Les manipulateurs d'âmes. Thème : Les cours de croissance personnelle. Source : Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

CHRONIQUES DE PIERRE FOGLIA

Pierre Foglia

8/22/20257 min read

   « J'ai confiance en moi ! » Hurle l’animateur en se frappant la poitrine.« J'ai confiance en moi, j'ai confiance en moi !… Trois fois de suite.

   Il a beau nous avoir prévenus qu'il allait crier très fort, la démonstration est saisissante. Il n'y a pas que le cri. Il y a la convulsion du visage, l'égarement du regard…

   Et il y a le ridicule. Mais personne ne rit. Au contraire. Tout le monde dans la salle est sur les nerfs. On se croirait dans un avion ou des parachutistes recrues s'apprêtent à sauter pour la première fois. Dans cinq minutes ce sera mon tour, une main va me pousser dans le vide : go ! Dans cinq minutes, il va falloir que je sorte dans le vide du ridicule, que j'aille en avant et que je hurle comme un forcené devant tout le monde : « J'ai confiance en moi ». Trois fois. Et si je manque de conviction, l'animateur me fera recommencer : « Plus fort Pierre, plus fort t'es capable ».

   L'exercice a l’air idiot et il l’est totalement. Mais il est aussi très « confrontant ». Imaginez une salle pleine de monde, et vous en avant, hurlant de toutes vos forces que vous avez confiance en vous. Ajoutez que vous n'avez pas le choix d'y aller ou pas. Pourquoi pas le choix ? Parce que insidieusement, à votre insu, toute la soirée a justement été bâtie pour vous fermer toutes les issues. En psychologie, on appelle cette manipulation « les règles de renforcement ». Vous ne pouvez plus reculer. Le vide est là. Si vous ne sautez pas, vous serez un peureux, un traître au groupe et, sanction suprême, vous serez rejeté comme un déchet. La dernière chose que vous souhaitez puisque vous êtes justement allé prendre ce cours pour être bien avec vous et avec les autres…

   Revenons dans la salle ou une quarantaine de petits nouveaux sont déjà passés devant le micro. Ça a été très pénible pour quelques-uns, une dame s'est même effondrée en pleurs, mais tous ont finalement hurlé trois fois la petite phrase magique. Aucun, aucune n’a failli.

   J'allais oublier la partie la plus importante du cérémonial. Donc, en avant, il y a l’animateur et le micro. Assis dans la salle, les nouveaux. Et debout, le long des murs, autant d'anciens. À chaque petit nouveau qui hurle sa confiance en lui, les anciens applaudissent bruyamment, crient hourra, hipipip. Et quand le petit nouveau passe à côté d'eux pour regagner sa place, ils le congratulent, lui prennent les mains, les épaules, le félicitent, yeah, bravo. Voyez le tableau ? Avant – avant quand le choix est encore possible – le vide, la peur, la solitude. Après – après, quand l’individu s'est plié à la règle – la fête, la gloire.

   Arrive mon tour. Je n'ai plus du tout le trac parce que dans ma petite tête de vache je viens de décider que non. Je ne hurlerai pas que j'ai confiance en moi. Ça n'a pas été facile de décider ça. D'abord parce que, justement, je me suis demandé, serait-ce que je n'ai aucune confiance en moi ?

   Plus troublant encore, il y avait le poids des 40 personnes qui venaient de passer. Comment ça, m’inquiétai-je, 40 nonos et rien qu'un fin-finaud, moi Foglia ?

   Ça m’a chicoté jusqu'au moment où j'ai réalisé que tout le monde dans la salle était passé par ces deux mêmes interrogations avant de décider d'y aller. Que c'était prévu, voulu. Que c'était le cœur même de la manipulation. De la contrainte. Un grand classique des cours de croissance. Une mécanique super efficace et je n'ai aucun doute que je me serais plié comme tout le monde si j'avais été un « vrai » participant, avec de vraies attentes.

   C'est seulement parce que j'avais le recul de l’observateur (donc pas tenu d’embarquer) que j'ai pu me libérer des règles du jeu. Et voir les choses autrement.

   Par exemple, voir que la confiance en soi n'a rien à voir avec cette mascarade… Me semble plutôt que la confiance en soi est un plancher de verre sur lequel il est préférable de ne pas danser en gros sabots.

    Quant à la prétention… l'important n'était pas de savoir s'il y avait dans la salle 40 nonos et un fin-finaud. L'important, c'est ce que j'avais envie de faire. Et de le faire. Sinon il y aurait dans la salle 41 petits chiens-chiens, prêt au dressage, au lieu de 40. C’est ce que je suis allé expliquer au micro…

   – Excusez-moi, je n'ai pas envie de crier que j'ai confiance en moi. Et j'ajoute que de ne pas faire ce qu'on n’a pas envie de faire n’a rien avoir avec la confiance, mais avec l'estime de soi.

   Cette fois, personne n'a applaudi. Ni hourrah, ni de hipipip. Je venais de fucker la mécanique. La réaction a été instantanée, brutale, définitive :

   – Dehors ! m’a dit l’animateur.

   Voilà, c'était donc l'histoire d'un monsieur qui avait très confiance en lui, mais cependant pas assez pour accepter ma bien timide dissidence.

   Cela se passait dans le sous-sol de l'église située au coin Rosemont et Cartier où le cours Sylva Bergeron continue de se donner tous les vendredis soirs pour les dix prochaines semaines. Les cours de l'Institut Sylva Bergeron se donnent presque toujours dans les sous-sols d'église, à travers toute la province. Depuis 25 ans, au moins 300 000 Québécois sont accourus du fond des rangs pour hurler au micro : « J'ai confiance en moi »…

   Comparer Écoute ton corps à Sylva Bergeron, c'est comparer l'armée au couvent. Ce n'est pas par hasard si certains agents de probation incitent les détenus en instance de libération à suivre le cours Sylva Bergeron. Le soir où j'y étais, il y avait d'ailleurs quelques anciens du Mont-Saint-Antoine.

   Beaucoup de jeunes. Autant d'hommes que de femmes. Au moins une institutrice. Des ouvriers. Plusieurs chômeurs. Bref, l'Institut Sylva Bergeron est l'institut du peuple. De tous les groupes de croissance, celui qui rejoint le plus de gens…

   Le recrutement se fait de bouche à oreille et souvent par « pression » sociale. Dans les villages, c'est l'épicier qui enrôle un conseil municipal, puis l'hôtelier. Suivront le directeur de la caisse pop, le fils du dépanneur, etc. Il se forme ainsi une clique d’initiés qui influencent le reste de la communauté. Refuser de faire partie de la clique, s'exposer à se faire traiter de snob ou de peureux. Des étiquettes pas faciles à porter dans un village.

   C'est ainsi qu'en dix leçons, et 50 slogans, avec des méthodes qui sont celles du dressage des animaux, L'Institut Silva, Bergeron convainc au moins 15 000 Québécois par année que le pire obstacle à leur bonheur, c'est le sens critique.

   Quand je vous dis que c'est freakant…

   Pour terminer sur une note plus comique, un mot de L'atelier du conscient positif et de son gourou, Hervé Gosselin, que j'ai rencontré lors d'une séance d'information à l'Auberge des Seigneurs de Saint-Hyacinthe. Au téléphone, il m'avait averti : « Je ne sais pas si on vous l'a dit, mais je suis très vulgaire ! ». Il me l'a répété quand je suis arrivé : « Ici d’la mârde, c'est d’la mârde, pas de la mèrde, c'est clair pour toi, ti-gars ? »

   Le genre chanteur western. Court. Petite bedaine, petites frisettes. Et un dentier qui doit l’achaler parce qu'il joue souvent avec. Dans la salle, une quarantaine de personnes. Propres.

   Son trip, à Hervé, c'est les glandes. Surtout l'hypophyse qui commande aux surrénales de produire ou non de l'adrénaline. Quant t’es positif, ton adrénaline s'en va dans les urines et la vie est un charme. Mais quand t’es négatif, ton adrénaline s'en va Dieu sait où et t'attrape la grippe, des boutons et le cancer. Je résume bien sûr parce que Hervé nous explique ça pendant trois heures. Avec force, exemples d'une effarante vulgarité. Un délire scatologique…

   – D’après vous, madame, un homme peut-il pisser quand il bande ?

   La dame ne savait pas. Mais la réponse est non. Pourquoi ? Parce que l'hypophyse mon vieux. Hypophyse un jour, hypophyse toujours.

   Après chaque mise en situation, Hervé posait toujours les trois mêmes questions. Exemple de mise en situation : Tu rentres dans l'étable, la vache te crisse un grand coup de queue pleine de bouse à travers la face… Première question : Comment tu la vois ta vache ? Plus, égal ou moins ? (La bonne réponse est moins). Deuxième question : Ta vache est-elle une créature de Dieu ? (La bonne réponse est oui). Troisième question : « Comment tu viens de te servir de ton hypophyse ? Négatif ou positif ? (La bonne réponse est négatif).

   Dans la mise en situation, qui suivait immédiatement celle-là, vous devriez être capable de trouver les réponses tout seul… « Tu rentres chez vous, paqueté. Ta femme te chicane. Comment tu vois ta femme ? Plus, égal ou moins ? Ta femme, comme la vache tantôt, c’tu une créature de Dieu ? Comment tu viens de te servir de ton hypophyse, négatif ou positif ?

   N'allez pas croire que j'ai fait un spécial pour vous faire rire avec un mongol à batteries, que je suis allé attendre à la porte d’un asile. Du tout. L'atelier du conscient positif d'Hervé, Gosselin est très couru en banlieue, à Laval, à Québec, ailleurs. Et par sensiblement la même clientèle qu’Écoute ton corps et Sylva Bergeron…

   Sur un point, au moins, Gosselin est plus correct que les autres : ils ne poussent pas à la consommation… S'il n'y a pas assez d'inscriptions, comme ce soir-là, il annule la session du week-end sans plus insister. Ce qui l’obsède, par contre, c'est qu'on puisse rire de lui. Et ça, il nous l’a dit, très clair : « Ceux qui riront en sortant d'ici attraperont le cancer ».

   Et d’ailleurs, ceux qui lisent cette série aussi.

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