Chronique 2 - Nouvel Âge : l'âge du cocombre

Chronique de Pierre Foglia publiée dans La Presse, dimanche, 31 janvier 1988. Sujet : Les manipulateurs d'âmes. Thème : Les cours de croissance personnelle. Source : Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

CHRONIQUES DE PIERRE FOGLIA

Pierre Foglia

8/21/20256 min read

   – Déshabille-toi , m’a dit Ronald.

   – J’enlève tout ?

   – Tout.

   C'était un bureau aseptisé de médecin. Au centre de la pièce, une table d'auscultation (ou de massage) recouverte d'un drap blanc. Mais Ronald n'est pas médecin. Il est je ne sais pas quoi. Je ne sais pas comment dire. Il s'occupe d'énergie cosmique. Au centre d'Écoute ton corps, à Ste-Agathe, on l'appelle Monsieur Cosmos.

   Il a commencé à m'expliquer que douze courants cosmiques me pénétraient le corps en douze points (les chakras), et qu'il allait vérifier si, effectivement, cette énergie entrait et circulait bien dans mon petit corps de terrien.

   Jusque-là ça va. Je ne crois pas à ça, mais bon. Pourquoi pas.

   Jusque-là ça va, mais voilà que ça dérape aussitôt vers une imagerie du niveau de la pré-maternelle. Voilà que ces courants cosmiques sont de différentes couleurs, rouges, bleu, violet ombré, etc. Voilà que les couleurs correspondent à des émotions, le rouge la simplicité, le bleu la miséricorde, le rouge ombré la générosité, etc. Voilà que Ronald me fait allonger sur sa table d'auscultation et me dépose sur le corps douze rondelles de carton de deux pouces de diamètre environ. La bleue sur le front, la jaune sur la poitrine, la rouge sur le zizi, la bleue ombré sur la cheville, etc. Et chaque fois qu'il dépose une rondelle, il me suggère d'imaginer que je suis un aquarium plein d’eau verte quand c’est la rondelle verte, plein d’eau violette ombrée quand c’est la rondelle violette ombrée, etc. Il m'explique qu'au contact de ma peau, chaque rondelle provoque un tourbillon de vibrations, que lui, Ronald, perçoit et interprète. Enfin, quelque chose dans ce goût-là…

   Ça dure longtemps, sur fond de musique languironnante. Évidemment, je n'ai pas pensé à l'aquarium. Mais je pensais quand même au cosmos, et je me disais, fuck, c'est sûrement bien beau le cosmos, mais je suis sûr qu'il n'y a pas, dans tout l'univers, une seule planète comme la terre, où le climat, soit aussi propice à la culture du cocombre et de l’endive.

   – Et puis Ronald ? Comment circule mon énergie cosmique ?

   – Parfaitement. On voit que tu as bien fait tes visualisations.

   – Mes visualisations ? Ah oui, le truc de l’aquarium ?

   – C’est ça.

   – T’as raison mon vieux, j’en ai pas manqué une…

   Devinez un peu de quoi a l'air Ronald. Hirsute, égaré ? Du tout. C'est ça le plus extraordinaire. Il a l'air super ordinaire, Ronald. Un bon gars, straight, gêné, « normal ». Pour vous dire je n'ai jamais rencontré quelqu’un qui méritait autant de s’appeler Ronald.

   D'ailleurs, je n'ai rencontré que des gens normaux au cours des dernières semaines. Tant du côté des « thérapeutes », que du côté des clients. Que des gens ordinaires. J'y tiens : je n'étais pas en reportage chez les petits hommes verts. Mais chez votre beau-frère, chez votre collègue de travail, chez du monde que vous côtoyez tous les jours…

   Au centre d'Écoute, ton corps, j'ai rencontré des ménagères, une notaire, un entrepreneur. Et pareil ailleurs, des profs, des hommes d'affaires, des coiffeuses, un pâtissier, des travailleurs sociaux, des fonctionnaires. Tiens, dans le dernier groupe où je suis passé, (I’IDP) on marchait par paire, et mon partenaire était cadre supérieur à la CSST. Un type brillant, très correct, une belle tête d'homme. Reste qu’il a 130 employés sous ses ordres et qu’il leur parle à l'occasion de ces thérapie, se faisant ainsi missionnaire d'une spiritualité qui implique, on en reparlera, des attitudes sociales, pas du tout innocentes…

   J'ai eu à téléphoner à ce monsieur, l'autre jour, je tombe sur sa secrétaire, je l'embarque, mine de rien sur le sujet, et elle me raconte qu'effectivement, sur le conseil de son patron, elle a suivi des cours de croissance personnelle à l'IDP. Et voilà que cette brave dame, qui ne me connaît pas et que je ne connais pas, me prenant pour quelqu'un de la confrérie, me donne comme ça, spontanément au téléphone, un acrostiche magique :

   – Rappelez-vous, me dit-elle, du mot CAPABLE, ça vous aidera beaucoup. C pour connaissance, A pour amour, P pour persévérance, etc.

   Je ne me moque pas, je le raconte pour dire qu'on est rendu là : à se donner des recettes de « croissance personnelle » au téléphone, comme on se donnerait une recette de blanquette de veau. Franchement, j'aime mieux le veau. Même froid.

   Du monde ordinaire disais-je. Un peu plus yuppie à l'IDP (Institut de Développement de la personne). Plus « Pepsi » chez Sylvain Bergeron. Plus agricole à l'Atelier du conscient positif. Quant à Écoute ton corps, on y rencontre un peu de tout, mais plus qu'ailleurs, m’a-t-il semblé, des cas d’obésité.

   Même « ordinarité » du côté des « thérapeutes ». Eux non plus ne sont pas des petits hommes verts. Des gens normaux. En apparence du moins. Écoute ton corps et le Centre de santé de Sainte Agathe ont été fondés par Lise Bourbeau qui a été longtemps gérante des ventes chez Tupperware. Elle ne s'en cache pas, et en serait même plutôt fière. D'ailleurs sa philosophie est tout à fait d'inspiration tupperware. Elle a 12 000 cours, ateliers, conférences, comme autant de petits contenants où elle enferme chacun de ses credos, de ses idées, qui ne sont d'ailleurs pas du tout SES idées, mais celle de cette « nouvelle conscience » dont se réclament la plupart des groupes de croissance.

   Selon cette nouvelle conscience, l'homme est RESPONSABLE de TOUT ce qui lui arrive. Ce n'est pas si simple que cela semble. Vous êtes certes responsable de votre obésité, de votre dépression nerveuse, mais aussi du pneu qui éclate sur votre voiture, comme la gamine victime d'inceste est responsable de son viol, comme le petit Éthiopien est responsable de la famine qui le fait crever de faim. Ça n'a pas de sens, dites-vous ? C'est aussi ce que je pense, reste que si vous croyez à la réincarnation, cette notion d'absolue responsabilité devient tout à fait cohérente…

   Mais on entrera pas dans ce débat-là. D'ailleurs, à part l'Institut du développement de la personne qui recrute ouvertement des agents de transformation de l'univers, les autres groupes de croissance sont plutôt discrets sur la finalité de leurs ateliers. Ils se contentent de vendre du « mieux-être dans sa peau » et très accessoirement du mieux-être dans l'univers. Les méthodes varient. Du côté de The Forum et chez Sylvain Bergeron ont fleurte carrément avec le nazisme. Alors qu'à Écoute ton corps (ÉTC), une des organisations les plus populaires au Québec, je vous l’ai dit tantôt, on donne dans la philosophie-tupperware, dans le mou domestique…

   À propos des cours de croissance, on dénonce le plus couramment, et avec raison, l'exploitation financière, la manipulation et l'abus des techniques violentes, comme l'hyperventilation (rebirth) qui font capoter les gens… On reparlera de cela aussi, mais aujourd'hui, jour du Seigneur (qui avait beaucoup de compassion pour les simples d’esprit), je veux souligner que les lieux de croissance personnelles sont parfois, voire souvent, ceux du crétinisme et de la glorifications de l'ignorance. Quant au discours, il tient assez fréquemment du bredouillement de troglogyte.

   La responsable du centre d’ÉTC à Ste Agathe ne fait pas mystère qu'elle ne sait pas beaucoup lire ni écrire. Et je me souviens d’un certain Jean-Paul, qui donnait l'atelier de base ÉTC-1 à Saint-Jean, et ouvrait son premier cours sur ces fortes paroles :

   – Bonsoir. Mon nom est Jean-Paul. Vous savez que nous sommes entrés dans l’ère du Verseau, ce qui veut dire beaucoup plus d'énergie pour tous et chacun. Et attention mes amis, entendons-nous bien sur ceci, l'ère du Verseau, ce n'est pas seulement pour le Québec, c'est pour tout l'univers et la Chine aussi…

   (C'est à ce cours-là que j'ai découvert le merveilleux monde de la croissance personnelle et que l'idée m'est venue d'en faire une série).

   Mais j'ai entendu et vu pire qu’à ÉTC. L'autre soir à l'Institut international de la conscience supramentale (sur Saint-Denis), une madame Pince-Bec directement sortie d’un monologue de Clémence Desrochers, donnait un atelier sur « les polarité féminine et masculine dans la sexualité ». Atelier inclus dans une série de cours hebdomadaires que suivent une quinzaine de personnes. Série intitulée : L'humain en devenir. T’as beau être méfiant, conscience supramentale, institut international, le devenir de l’humain, les polarités… ça impressionne sur papier. Bref, tu t’attends, pour le moins, à une soirée yin et yang. Enfin voyez, quelque chose d'un peu allumé, d'un peu pété, d'un peu « supramental international »…

   Eh bien croyez-le ou non, les observations de madame Pince-Bec étaient de ce niveau :

   – On sait que l'homme et la femme ne sont pas faits pareils. Dans la sexualité l'homme est l’émetteur, il est porté à donner et la femme le récepteur, elle est faite pour recevoir.

   Et encore je vous cite la partie la plus articulée, le reste tenant du râle végétatif.

   Il y avait sur le mur, derrière madame Pince-Bec, un poster d'Einstein que j'ai jamais vu aussi stupéfait. On devinait à son air qu'il regrettait très fort d'avoir inventé la relativité et que si c'était à refaire, il inventerait plutôt le poil à gratter et les boules puantes.

   Je vous laisse là-dessus en vous envoyant mes énergies d’amour.

   Demain : le dressage