Chronique 1 - Un beau lac doré

Chronique de Pierre Foglia publiée dans la Presse, samedi, 30 janvier 1988. Sujet : Les manipulateurs d'âmes. Thème : Les cours de croissance personnelle. Source : Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

CHRONIQUES DE PIERRE FOGLIA

Pierre Foglia

8/21/20257 min read

   C'était mon premier matin au Centre de santé spirituelle d'Écoute ton Corps à Ste-Agathe. J’étais en train de manger mes céréales à la grande table commune. Mes deux voisines, des dames-bungalow dans la cinquantaine, une grosse et une sèche parlaient du programme de la journée.

   – Toi, Pierrette, c'est quoi ton traitement personnel aujourd’hui ?

   – L’irrigation du colon, a répondu la grosse.

   – Ça c'est le fun ! s'est réjouit la sèche.

  Je continuais bravement de manger mes céréales en essayant de chasser de mon esprit le colon de la grosse emmanchée d'une canule.

   – Moi précisa la sèche, moi je n'en ferai pas faire cette fois-ci. Je vais prendre un petit repos de ce côté là. La dernière fois mes hémorroïdes ont saigné…

   J'ai repoussé mon bol de céréales, un peu vivement. Alors la sèche s'est mise en frais de me rassurer. Et que le grand Cric me croque si j'invente un mot de la prochaine réplique :

   –Toi, Pierre, tu n'as jamais eu d'irrigation du colon ? C'est rien d’épeurant, tu sais. Ni de gênant. T'as même pas besoin d'aller à la toilette puisque t'es branché directement sur l’égout…

   Exit mes céréales.

   Le prospectus du Centre de santé spirituelle d'Écoute ton corps me promettait, je cite : « un grand nettoyage de l’âme ». Je ne savais pas avoir l'âme si basse, et je crus d'abord être tombé chez des débiles, des demeurés du stade anal. Mais je devais découvrir plus tard, au cours de ce reportage, que l'irrigation du colon est une des techniques les plus à la mode, les plus répandues, la plus branchée si j’ose dire des médecines alternatives. Il y a actuellement à Montréal une demi-douzaine de cliniques qui se spécialisent dans l'irrigation

colonique (c’est l'expression consacrée, tellement moins vulgaire qu'un lavement, même si c'est la même chose !) cliniques qui proposent dans leur publicité « le vide, le vrai », et promettent la fin des maux de tête et même, je vous jure, la fin de la mauvaise haleine. Sans oublier, comme toujours dans ces histoires-là, la dimension métaphysique, le colon étant paraît-il, le siège de la purification de la pensée divine !

Ne souriez pas, hérétique ! Si vous n'y croyez pas, c'est que vous refusez l'Esprit en vous, ce qui vous causera de la constipation, et peut-être même, un jour, le cancer du colon… C'est du moins ce dont on m'a menacé, au mot près. Parce que moi aussi j'ai souri, pensez bien. Je souris même encore. Mais pas trop fort, me semble que ça me pique…

Revenons à Sainte Agathe où j'étais donc allée pour me faire laver l'âme. De fait, la grande lessive avait commencé au saut du lit, par quelques molles stepettes sur le balcon. Moulinets des bras et simagrées visant à « repousser les murs invisibles de mes limites ». Rien de forçant. L’air était vif. Les montagnes enneigées étaient belles. Il était seulement dommage que la sérénité du petit matin fut gâchée par les ésotérique sottises de la monitrice.

Puis, toujours avant le petit déjeuner, ce fut la méditation. Gâchée elle aussi par une « visualisation » (un autre mot, une autre technique, très à la mode) une visualisation d'une puérile nounounerie. Juste au moment où j'abordais les plages du silence, sur fond sonore cosmique, s'est élevé une voix qui disait exactement ceci : « Pensez que vos pieds sont comme deux grosses racines qui s'en vont jusqu'au centre de la terre où il y a un beau lac doré, un beau liquide doré rempli d'amour qui remonte lentement par vos racines jusqu'au niveau du cœur »… Pourtant la voix qui charriait ses énormités était légère, diaphane, aérienne et je me suis mis à penser que chez certains humains encore très proches de la bête, l’imaginaire était un hippopotame avec des petites ailes…

   Exit la méditation.

   On nous a refait le coût des racines un peu plus tard dans l'après-midi au cours du rituel du « cri à l’arbre » » On était toute la gang dans le bois, à faire une ronde autour d'un sapin et chacun notre tour, on devait créer des méchancetés au sapin. Pas pour lui faire de la peine. Mais pour qu'il prenne nos mauvaises énergies dans ses racines et les envoie où, pensez-vous ? C'est ça. Au centre de la terre. Et qu'est-ce qu'il y a au centre de la terre ? Un beau lac doré. Bravo, vous commencez à comprendre le sens de l'univers. Or donc je me suis mis à crier au sapin : « bêtise ! bêtise ! bêtise ! », et mes énergies négatives, purifiées dans les eaux du lac, sont remontées en énergies d’amour par les branches du sapin et se sont dispersées dans l'atmosphère. Vous me suivez ? Avez-vous au moins remarqué que l'air était plus léger ces jours derniers ?

   La journée s'est terminée par la douche céleste. Tout le monde tout nu dans une grande salle au plafond bas. Jeux de lumières, très tamisées. Musique aquatique. Une voix nous met en branle, je veux dire nous ordonne de marcher. Et nous voilà en procession sous l'eau qui purifie… Ça été la goutte qui m'a fait fuir. Je devais rester au centre plusieurs jours, peut-être une semaine, je me suis sauvé en courant, au bout d'une journée et demie…

   Juste avant que je m'en aille, une participante, la même qui m'avait reproché un peu plus tôt de « résister », a pris ma main dans les siennes et m’a dit, d’un ton très pénétré :

   

   – Je te souhaite bonne chance dans ton cheminement, Pierre.

   Cheminement, un autre mot, clé de la pop psy. Cheminement, de cheminer qui ne veut pas dire avancer comme on pourrait le croire. Ça veut dire cheminée , tout simplement. Oui, cheminée, ce tuyau plutôt vide par où s’exhalent les fumées de l’âme.

   Bref, je ne vais ni mieux ni plus mal que lorsque je vous ai laissé, il y a trois semaines pour aller préparer cette série d'articles sur le maladie du siècle. Que je croyais être la bêtise. Je me trompais : c'est la confusion.

   La bêtise est de toute éternité. Ou si vous préférez une image : la bêtise c'est Dieu qui est au ciel sur son petit nuage rose. Alors que la confusion c'est Dieu qui est partout, mais surtout dans la plante de vos pied, dans le lobe de vos oreilles, dans votre respiration, dans votre sexualité, et comme on l'a vu, dans votre gros intestin.

   Pourquoi cette confusion ? On en fera pas un roman, mais bon, c'est évident, parce que la fin d'une culture, la nôtre, la blanche, la chrétienne, la riche, la technologique et la rationnelle. Pourquoi elle craque cette foutue culture ? Je sais pas. J'imagine parce qu'elle est vieille, qu'elle a fait son temps. Pour tout vous dire ça fait longtemps que j'avais noté qu'elle était pleine de trous. Mais la question n'est pas là. La question est qu'on est à la fin de quelque chose. Et que dans l'aimable bordel qui vient souvent avec la fin des choses, il y a un tas de mongols, de nonos, de guérisseurs, de gourous et d'escrocs qui profitent du vide religieux pour proposer leurs propres dieus. Qui profitent de l'effritement des valeurs pour mousser leur propre illumination. Qui profitent de l'impuissance de la médecine officielle pour brasser leurs potions magiques, et guérir le cancer par la visualisation. Oui, mon vieux. Tu fermes les yeux, t'imagines ton cancer, tu peux même lui parler, tu lui dis « va-t'en cancer » et il est censé s'en aller. Sauf que ça ne marche jamais. Ce qui n'empêche pas de plus en plus de braves gens d’y croire dur comme fer…

   Nouvelles thérapies, nouvelle spiritualité, Nouvel Âge. En fait, ce qui est vraiment nouveau là-dedans, c'est que les californiennes explorations du comportement humain, apparues au début des années 50 ont quitté la marge où les expérimentaient les Fritz Pearls, Maslow, John Lilly et leurs disciples pour s’en aller dans le grand monde, récupérées par la pop psy. Pour s'en aller dans les sous-sols d'église de Rosemont, où, à l'année longue, des manipulateurs d'âmes, des tripatouilleurs d'émotions découpent le bonheur en dix leçons et en 20 recettes… Parfois on appelle cela des cours de relations humaines, mais le plus souvent on parle de cours de CROISSANCE PERSONNELLE.

   On dénombre au Québec autour de 165 organisations ou individus qui offrent au grand public un programme ou un cours decroissance personnelle. Cela concerne, chiffres très conservateurs, plus de 50 000 Québécois par année.

Sans dire que j'étais journaliste, sous un nom d'emprunt, je suis allé espionner les plus populaires de ces organisations : Écoute ton corps, Sylva Bergeron, l'institut du développement de la personne, The forum, et quelques autres.

   Non, je ne vais pas tellement mieux qu'il y a trois semaines. En fait, c'est le reportage le plus freakant que je n'aie jamais fait. Pour toutes sortes de raisons. On en reparlera mais je peux déjà vous annoncer la grande nouvelle que je vous gardais pour la fin samedi prochain : Big Brothers s'en vient !

   Big Brothers s'en vient et avec sa bouche il fait un bruit tibétain : « OOOOO….MMMM ».

   C'est rien qu'un vulgaire gargouillis de bouche mais lui prétend que c'est la vibration de son cœur et de l'Univers mêlés.

   Il y a hélas, de plus en plus de braves gens pour y croire.

Demain : Nouvel âge, l'âge du cocombre.